À trop vouloir le confort, on a oublié que vivre, c’est accepter de risquer la mort. Chap. 2

Vivre, c'est accepter la mort - chap 2

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Vivre l’absence de guerre sur notre territoire a changé quelque chose en nous.

Cela va maintenant faire 75 ans que les principaux pays de la vieille Europe n’ont plus connu la guerre sur leur territoire. Ce qui veut dire que les personnes qui avaient 20 ans, en 1945, ont maintenant 95 ans, et celles qui sont nées à la libération ont maintenant 75 ans. Autrement dit, nous n’avons quasi plus personne dans notre entourage qui ait connu les affres de la guerre. C’est une situation exceptionnelle qui semble avoir changé quelque chose en nous.

Jusque-là, il suffit de regarder les trois derniers siècles pour se rendre compte à quel point la guerre a été présente dans la vie de chacun.(1) Certains d’entre nos grands-pères, arrière-grands-pères et leurs pères avant eux ont soudain basculé pendant une partie de leur vie dans un autre monde où tuer un autre homme était non seulement admis, mais encouragé et même récompensé. Où tuer ne faisait pas de vous un assassin, mais un héros. Et ces gens ont dû, parfois avec beaucoup de difficulté, revenir à leur vie d’avant. On pourra dès lors juger la chance que nous avons que la mort violente ne soit pas notre quotidien, comme elle l’est effectivement en de nombreux points du globe et comme elle a pu l’être par le passé. Ce qui, pour les anciennes générations, a été au mieux une menace très réelle, au pire une triste réalité, semble ne plus exister aujourd’hui surtout parce que les choses se passent loin, au-delà de notre horizon. Ces spectacles de désolation, ces massacres et ces crimes sur les civils ne font plus partie de notre quotidien. Nous n’en sommes informés que par les médias, quasi heure par heure, comme un spectacle auquel on assiste… de loin. Ainsi en fut-il pour la guerre du Golf (2 août 1990- 28 février 1991) dont la gestion médiatique avait pour but de montrer une “guerre propre”. La marche de la civilisation devrait, prétend t-on, aller vers une domestication des pulsions, domestication qui, une fois intériorisée, induirait deux sentiments contradictoires au sein de l’humain : la répulsion et la fascination.(2) La violence, le crime, la torture, les exécutions nous heurtent et nous font peur si nous risquons de les vivre dans notre chair. Par contre, cela nous fascine si nous les voyons chez les autres. Les médias jouent avec ce qui nous fascine.

Sauf que… La guerre et la maladie se sont invitées chez nous.

La guerre par les attentats aux Etats Unis (le 11 septembre 2001), à Paris (le 13 novembre 2015) et à Bruxelles (les 24 mai 2014, 22 mars 2016 et 29 mai 2018), la maladie par (aujourd’hui) le Covid-19, et l’écho médiatique et politique que cette pandémie a occasionné. La réaction de stupéfaction que cela engendre en nous est parfaitement résumée par l’extrait d’une interview donnée par le dessinateur Luz, qui relate son ressenti quand il découvrit les corps de ses amis de Charlie Hebdo (Paris, janvier 2015) : « On ne sait pas comment réagir. Personne ne sait. […] Quand tu prends du recul, tu te dis : nous on n’est pas préparé à ça, à Paris. Ça arrive en Syrie, ça arrive en Afrique, ça arrive ailleurs. Cette peur, cette angoisse, cette pétrification, on n’a pas l’habitude de ça. »(3)

Nous vivons deux fois plus longtemps aujourd’hui qu’il y a deux siècles.

Dans un autre domaine, mais tout aussi parlant : l’augmentation de l’espérance de vie. En Europe occidentale, on vit aujourd’hui deux fois plus longtemps qu’au milieu du XIXème siècle. L’évolution de cette espérance de vie est notamment liée à plusieurs améliorations : l’hygiène publique et privée, l’accès à une alimentation variée et en quantité, les connaissances et techniques médicales, et l’organisation des services de santé(4).

Cette réduction de la mortalité a conduit à une véritable révolution de la distribution des décès selon l’âge. Alors qu’au début du XXème siècle, c’est au cours de la première année de vie que se concentrait la plus grande proportion de décès, il faut maintenant se déplacer à l’autre extrémité de l’échelle des âges pour en observer la principale concentration. Le cas de la Belgique illustre bien l’évolution que tous les pays occidentaux ont connue au cours des derniers siècles. En 1841-44, un enfant âgé de 5 à 10 ans avait un risque de décès de 46 ‰ alors qu’en 2010-14, ce risque est inférieur à 1 ‰. Nous avons plus aussi peur de la mort qu’avant.
Une maladie qui faisait très peur comme le cancer voit ces dix dernières années une tendance à la baisse des taux standardisés d’incidence et de mortalité(5). Les décès liés au sida ont été réduits de plus de 60 % depuis le pic de 2004.(6)
Pour résumer, le doublement de l’espérance de vie à la naissance dans les pays occidentaux, comme la Belgique ou la France, est d’abord la conséquence d’une quasi-éradication de la mortalité des enfants, liée principalement aux progrès en matière de lutte contre les maladies infectieuses et cardio-vasculaires. L’espérance de vie à la naissance en Belgique est passé de 73,21 ans en 1980 à 81,8 en 2020, soit une augmentation de huit ans et demi.(7)

Les lobbies et Spinoza.

Dernier petit point dans l’affaire, l’influence grandissante des lobbies pharmaceutiques, agro-alimentaires et de l’énergie n’est plus à démontrer(8). Leur raison d’exister est de produire toujours plus, donc que nous consommions toujours plus. Les firmes pharmaceutiques doivent avoir plus de malades (elles ont donc besoin de plus de maladies), les producteurs d’énergie doivent livrer toujours plus d’énergie (ils ont donc besoin que nous achetions plus d’ustensiles énergivores) et les sociétés agro-alimentaires doivent nous rendre dépendant de ce que nous mangeons (elles ont donc besoin que nous ne soyons pas trop regardant sur l’écologie alimentaire). Tout cela, évidemment, sous le couvert de la satisfaction de nos besoins. Si on rajoute à cela l’obsolescence programmée…(12)

Bref, nous avons maintenant tellement peur d’avoir mal, nous sommes si peu entraînés à l’effort éventuellement douloureux, nous sommes tellement fixés sur notre santé et notre bien-être que chacun devient individualiste, à se centrer sur lui-même, à considérer à l’instar de Madame de Pompadour répondant à son amant Louis XV qui venait d’apprendre la défaite de ses troupes à Rossbach en 1757 : Après-nous, le Déluge !(9) Nous nous rendons pas compte, ce faisant, combien nous donnons aux multinationales le pouvoir de diriger notre vie, nos goûts, nos pensées, nos envies. Et en cela, nous nous mettons du côté de Spinoza(10) et de son déterminisme lorsqu’il prétend que les hommes se trompent de se croire libre parce qu’ils ont conscience de leur désir. Ils ignorent les causes qui déterminent ceux-ci.(11) Nous n’allons plus au front.

Dans la troisième partie, nous nous attarderons sur l’influence pernicieuse de la loi et des médias pour inhiber notre courage.

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« L’homme est une marionnette consciente qui a l’illusion de la liberté. »
[Sciences et Conscience, Félix Le Dantec]

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(1) A. BOURGUILLEAU. « Comment des décennies sans guerre nous ont changé. », SLATE [en ligne] 2015 [consulté le 28-11-2020] Disponible à partir de l’URL : http://www.slate.fr/story/101407/france-decennies-sans-guerre

(2) Arnaud Mercier, « Médias et violence durant la guerre du Golfe », Cultures & Conflits [En ligne], 2005, [consulté le 12-11-2020]. Disponible à partir de l’URL : http://journals.openedition.org/conflits/296 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.296

(3) VICENEWS « Exclusive Interview with ‘Charlie Hebdo’ Cartoonist Luz » YOUTUBE. [en ligne] 2015, [consulté le 15-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://www.youtube.com/watch?v=ebL1oCy6tgY&feature=youtu.be&t=3m36s

(4) MESLÉ, VALLIN, 2002 in T. EGGERICKX, J.-F. LÉGER, J.-P. SANDERSON, C. VANDESCHRICK, « L’évolution de la mortalité en Europe du 19e siècle à nos jours » §15, Espace populations sociétés [En ligne], 2018, [consulté le 28-11-2020] Disponible à partir de l’URL : http://journals.openedition.org/eps/7314 .

(5) INSTITUT NATIONAL DU CANCER. « Cancers : les chiffres clefs » [en ligne] 2019, [consulté le 28-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://www.e-cancer.fr/Comprendre-prevenir-depister/Qu-est-ce-qu-un-cancer/Chiffres-cles
D. MASCRET. « La mortalité par cancers continue de baisser en Europe. », Le Figaro Santé, [en ligne] 2018, [consulté le 15-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://sante.lefigaro.fr/article/la-mortalite-par-cancers-continue-de-baisser-en-europe/

(6) ONUSIDA. « Fiche d’information 2020 — Dernières statistiques sur l’état de l’épidémie de sida » [en ligne] 2020 [consulté le 16-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://www.unaids.org/fr/resources/fact-sheet

(7) STATBEL. « Table de mortalité et espérance de vie » [en ligne] 2017 [consulté le 16-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://statbel.fgov.be/fr/themes/population/mortalite-et-esperance-de-vie/tables-de-mortalite-et-esperance-de-vie

(8) S. GOUIN. « Lobbying : comment l’industrie pharmaceutique prend d’« assaut » les institutions européennes », BASTA !, [en ligne] 2019 [consulté le 17-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://www.bastamag.net/Lobbying-comment-l-industrie-pharmaceutique-prend-d-assaut-les-institutions

(9) EXPRESSIO.FR. « Après moi le déluge » [en ligne] 2009 [consulté le 17-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://www.expressio.fr/expressions/apres-moi-le-deluge

(10) WIKIPÉDIA. « Baruch Spinoza » [en ligne] 2020 [consulté le 18-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Baruch_Spinoza

(11) O. PASQUIER. « Le déterminisme de Spinoza : éthique de vie pour un homme plus fort ? ». La-Philo [en ligne] 2008 [consulté le 19-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://la-philosophie.com/le-determinisme-de-spinoza-ethique-de-vie-pour-homme-fort

(12) ENERZINE.COM. « L’obsolescence programmée, fléau de notre société de consommation ? [en ligne] 2012 [consulté le 19-11-2020] Disponible à partir de l’URL : https://www.enerzine.com/lobsolescence-programmee-fleau-de-notre-societe-de-consommation/12557-2012-01

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